C'était un magnifique début de soirée. Oui... c'était le bon moment, au bon endroit.

De toute sa vie, Clarence n'avait jamais été autant déboussolé. Il était assis au bord de la mer et regardait ses mains sales et tremblantes, en y voyant encore le sang qui avait coulé dessus. Des grosses larmes coulaient sur ses joues et des sanglots lui nouaient la gorge, car il revoyait sans cesse cette guerre qu'il avait mené, seul, et les massacres qu'elle avait engendré, comme une mère indigne. Il avait tué beaucoup de personnes dans cet affrontement, beaucoup trop, mais voyez-vous... ces meurtres étaient obligatoires, ils avaient un sens.

Ironiquement, la gloire à laquelle tous les héros de guerre étaient destinés n'appela pas ce brave lion. Le tribut de son triomphe était l'acclamation d'une foule silencieuse. Il pleurait, mais ce n'était pas des lamentations... Au contraire, c'était les premiers cris d'un nourrisson qui s'ouvrait à la vie. Il n'existait pas de moyen doux de se libérer de ses peurs, de ses illusions, tout simplement de ses servitudes, et ce fut dans cette noble et juste campagne que l'héritier de la famille Montmerry s'en défit.

Il était maintenant quelqu'un de nouveau, sans peur, sans attache, sans passé... sans histoires.

D'un vif coup de manche, il sécha les gouttes qui perlaient aux confluences de ses paupières, puis il se releva aussitôt. Clarence était un homme à trois pattes, qui n'était plus capable de marcher sans l'une d'entre elles. Il attrapa alors sa cane d'une poigne déterminée et s'empressa de partir de la plage pour gagner la ville, en suivant les berges.

Cette île, sur laquelle il se trouvait, était dominée par une montagne verte. Il l'avait déjà aperçue au loin, bien avant que le navire de commerce sur lequel il voyageait ne s'amarre sur ces terres à la végétation luxuriante, et il avait souri, oui, il avait souri comme un amoureux qui retrouvait sa dulcinée. Liffré, son lieu de naissance, était lui aussi soumis à l'imposante superficie d'un mont... Mais ces patries n'étaient pas les mêmes, loin de là.

Une fois arrivé sur les quais de la ville, il se promena d'un pas lent et saccadé. Il observait le ciel rouge s'assombrir et les commerçants remballer leurs étales. La ville avait une vie.

Il continua sa déambulation dans le plus grand des calmes. Lentement, sa conscience commençait à s'apaiser. Chaque chose paraissait être extraordinairement différente de celles qu'il avait vues auparavant : les infrastructures, les commerces, les bateaux, les hommes, l'air...

Dans cette splendide rêverie, il heurta une petite fille, qui roula sur deux ou trois mètres. Il resta d'abord bouche bée, puis se précipita vers elle pour la redresser, un peu gêné par la situation. L'adolescente le regarda avec de grands yeux, traduisant une expression qu'il ne connaissait pas encore. À ce moment précis, une sensation bizarre s'empara de lui. Il fut, alors, comme obligé de s'exprimer, de s'extérioriser...

« Je suis vraiment désolé, jeune fille... Ne me dis pas que je t'ai fait mal, si ? » dit alors Clarence, avec le ton des pères qui réconfortent leurs enfants.

Il regarda autour de lui et constata que peu de personnes avaient réagi à l’événement.

Étrangement, il remarqua aussi que la jouvencelle avait lâché des outils métalliques  au moment où il l'avait percutée... un marteau et des clous. Faire attention à ce genre de détail faisant partie de sa nature, mais s'en préoccuper, ça, ça ne l'était pas.
Étaient-ce là les premières traces du changement ? Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.

Ainsi, vraisemblablement préoccupé par son état, il ajouta une autre question pour adoucir les maux de la fille...

« Et... que faisais-tu avec ces outils de bricolage ? Tu avais l'air aussi concentrée que moi. »

La brise marine fit virevolter leurs cheveux, tandis que là-haut, tout là-haut, l'histoire s'écrivait en lettres d'or.

Chantant l'air d'une berceuse naturelle, les vagues venaient mourir sous les pilotis du quai et renaître dans une écume nouvelle. Cela sonnait comme l'aria d'une guérison divine. Les oiseaux en essaims volaient dans le ciel de feu, dessinant les formes imparfaites d'une spirale, et leurs cris eurythmiques venaient s'ajouter à la mélodie de la mer, tels les chœurs qui complétaient une symphonie.

Dans cette douce clameur de fin de journée et dans ce décor parfait, les destins de deux personnes, diamétralement opposées, s'entretissaient.
Une sombre colombe et un corbeau décoloré se rencontraient à la périphérie de leurs nids. Qui était-elle ? Qui était il ? Ils ne le savaient guère et à vrai dire, ils avaient tout à découvrir l'un de l'autre... Ce qu'il y avait de fascinant dans cette rencontre, c'était que ces deux inconnus étaient le vide et le plein, conjointement destinés à se compléter.

Il n'était pas question de hasard, il s'agissait de chimie, d'alchimie ! Clarence le sut dès les premiers instants. C'était difficile à croire, pour tous, mais pas pour lui.

L'existence qu'il traînait derrière lui, comme le boulet d'un bagnard, et les amères vérités qu'elle avait exhibé, avait fait de lui un martyr sans causes, un citoyen sans patrie, et bien pire encore ; un homme abîmé par les combats incessants avec sa propre conscience.

De toutes ces peines avait surgis une puissante désillusion, un monstre psychotrope qui altérait son esprit critique, néanmoins, cette bête ne lui était pas si maléfique, bien au contraire ! Elle avait tout dévoré en lui, ses forces comme ses faiblesses. Le cœur de Clarence était devenu un appartement vide, qui attendait d'être meublé... les fondations étaient déjà là, fatalement, mais il fallait l'agencer pour l'occuper et y vivre, il fallait du neuf.

Plusieurs interrogations avaient circulé dans sa tête au moment où il avait tenté de briser la glace avec cette fille, notamment celles sur son activité, sur son identité, sur son apparence, mais surtout sur ces sentiments fugaces qui passaient à travers ses iris. C'était des  sentiments qu'il n'arrivait pas à dégrossir et ce, malgré tous les efforts d'analyse qu'il avait déployé. C'était nouveau.
Il était important de les identifier.

Montrer de l'intérêt pour toutes ces informations n'était pas spécialement indiscret, sauf pour l'une d'entre elles, la dernière, qui était accessoirement la plus importante à ses yeux. Demander à une inconnue ce qu'elle ressentait était, de fait, une question qui avait le mérite d'être étrange.

Tout en elle demeurait intriguant : ses petites cornes ; ses dents de scie ; ses yeux à la teinte d'astrance ; sa peau blanche, qui faisait miroiter les rayons du soleil couchant ; sa chevelure d'ocre ; ses changements d'expression qui défilaient à vitesse luminique...
Alors que l'Estropié, appuyé sur sa cane, contemplait la diversité de ce monde sur les traits de son visage, elle lui répondit avec une tonalité hésitante, comme si elle aussi était étonné de rencontrer quelqu'un comme Clarence.

Quand elle eût fini sa phrase et qu'elle lui eût expliqué la nature de ses agissements, il se redressa et regarda de nouveau autour de lui pour constater le délabrement du ponton qu'elle réparait.
D'un geste discret, il appuya sur les lattes humides pour tester leur solidité et leur craquèlement fut significatif. Les planches étaient complètement pourries, colorées d'un noir verdâtre. À certains endroits, le bois était piqué par des vrillettes tandis qu'à d'autres, il était carrément brisé.

Avec précaution et en se servant de l'équilibre de son bâton, il s'assit à côté de la fille en regardant l'horizon qui s'échappait. Comme soulagé de ses douleurs permanentes, il expira dans un grand souffle tout son apaisement. Il en profita également pour sortir de la poche de son veston, une petite flasque qu'il s'empressa de boire à grandes lampées, avant de la ranger rapidement à l'endroit où il l'avait pioché.
Ses mains, une fois libres, vinrent accrocher les rebords de l'embarcadère sur lequel il s'était posé, alors sa seule jambe encore active se balançait machinalement dans le vide, au dessus de l'eau.

« Qui es-tu ? Et pourquoi répares-tu ce quai ? » demanda-t-il, habité par la curiosité, en replaçant ses lunettes du bout de l'index. Le reflet du crépuscule cachait son regard.  

Avec patience, il attendait sa réponse. Le silence était une terminaison qu'il savait adjoindre à ses verbes conjugués.