Les recherches de Clarence s'étaient éternisées jusqu'à l'aube.

Au déclin de la nuit, les vies s'interféraient et alors que certains partaient rejoindre leur lit, d'autres le quittaient. Le calme qui accompagnait les matins à Water Seven ne durait vraiment pas longtemps, une demi-heure tout au plus. Passé ce délai, les premiers cris de la ville se faisaient entendre dans les docks et Water Seven se réveillait dans une clameur disparate.

Ténèbres et lumières se suppléaient, ainsi, avec une synergie parfaite. C'est ce que remarqua le chef de la Révolution. Il suffisait tout simplement de ne pas dormir et de passer outre ces cycles pour s'en apercevoir.

Sa gondole sillonnait entre les lagunes depuis maintenant cinq ou six heures.

Si Clarence ne fatiguait pas, des signes d'épuisement commençaient cependant à se manifester chez les bêtes qui tiraient son véhicule. Les manœuvrer devenait de plus en plus pénible, l'homme qui s'en chargeait n'hésita pas à l'exprimer en les insultant et en tirant sur leurs rênes avec violence.

N'osant pas l'admettre de vive voix, le conducteur était, en réalité, aussi exténué que ses bulls et à travers les différentes plaintes qu'il émettait, il semblait chercher la sollicitude de son client et demander à finir son service le plus vite possible. Seulement, l'indifférence de Clarence lui fit comprendre qu'il fallait prendre son mal en patience pour encore quelques temps.

À vrai dire, il ne l'avait même pas écouté.

Levés en direction du soleil levant, les yeux du Prophète perforaient l'infini. Il se remémorait la nuit qu'il avait passé à interroger des habitants en leur montrant le portrait d'un mystérieux garçon, tentant de démêler le vrai du faux.

La physionomie des personnes qu'il interrogeait se gâtait légèrement lorsqu'il prononçait les mots « enfant du destin » côte à côte, en leur demandant si ce nom leur évoquait quelque chose. En revanche, il devenait tout autre lorsque Clarence leur montrait une représentation caligraphiée de ce jeune homme.

Les citoyens de Water Seven mentaient mal, trop même, mais ils n'exprimaient aucuns remords à le faire. C'était une grave erreur, car à travers leur silence délibéré, ils avaient dénoncé cet enfant.

L'enfant du destin était donc ici, à Water Seven, mais il restait caché. En apprennant cela, Clarence comprit alors qu'il n'était pas le seul à le rechercher et ce ne fut pas une nouvelle qui le réjouit. Le temps était compté avant qu'une autre personne ne mette la main sur ce mystérieux garçon et les minutes firent alors vibrer son pendule avec une solennité plus profonde et plus significative.

Après quelques dizaines de minutes passées à circuler dans les chenaux qui conduisaient aux docks, Clarence croisa un charpentier qui se rendait sur son chantier. Sa démarche bancale fut stoppée par l'apostrophe bruyante de l'Estropié.

« - Excusez-moi, Monsieur, connaissez-vous cet enfant ? Je le cherche activement. » s'exprima-t-il, une fois assez proche de lui pour ne pas avoir à crier. Il agitait un papier jauni, tacheté d'encre, où était dessiné les traits de l'enfant en question, pour que son interlocuteur s'y intéresse.

« - Oh... Mais c'est l'p'tit Eluard ! Bien sûr que je le connais, et vous voulez que je vous dise... R'gardez-moi c'bateau ! C'est son œuvre ! répondit l'ouvrier, en désignant du bout du doigt un féroce galion qui mouillait au bord du quai. Quatre jours. Quatre putain d'jours. C'tout c'qui lui a fallût à ce p'tit cabochard pour nous pondre c'te machine de guerre. Mais... Euh... Vous êtes sûrs que votre image est à jour, là ? Aux dernières nouvelles, y s'balade avec une guibole et un bras en métal. C'qu'il est pas comme tous les chiards de son âge, l'morpion. Y'en a qui disent qu'il se les ait greffé tout seul, ses membres bioniques. Enfin... Ca fait un bon bout de temps qu'il a plus pointé le bout de son nez par ici. Qu'est-ce que vous lui voulez ?! »

« - Le silence étant un idiotisme propre à Water Seven, je vais en profiter pour m'abstenir et ne pas répondre à votre question. Quand bien même, je vous remercie pour les informations que vous m'avez procuré. Veuillez accepter cette bourse, en gage de ma gratitude.  » Un petit sac de berrys s'échappa de la gondole et vint heurter la poitrine du dockaire, avant de tomber entre ses paumes. Au moment où il leva les yeux pour le remercier, il constata qu'ils étaient déjà loin.

L'enquête se parait d'une tournure nouvelle. Il suffisait à Clarence de faire marcher ses sens et de projeter une imagerie par résonnance magnétique sur l'intégralité de l'île, en se concentrant sur les personnes ayant un bras et une jambe bionique, pour situer l'enfant. C'est ce qu'il fît dès qu'il fût au centre de la cité lacustre, sur la grande place aquatique.

Au moment où la détection se lança, des scintillements et des bruits répétitifs vinrent attaquer son esprit. Du flou résulta la netteté et comme lorsqu'un réveil se prolonge, il contempla le monde, jusqu'à trouver son objectif.

L'enfant était assis dans un bar, non loin de l'endroit où Clarence se situait.

La facilité avec laquelle le Prophète avait déjoué les pièges et bravé les obsctacles qui le séparaient de sa cible flattait, bien évidemment, son égo, toutefois... un détail avait attiré son attention. Etrangement, quelque chose clochait.

Il avait estampé l'empreinte magnétique de l'enfant d'un sceau indestructible et fort de cela, il était capable de le sentir. Et c'est justement ce qu'il sentît qui ébranla quelque peu les théories de Clarence. Il se dégageait de ce mystérieux garçon... un haki d'une puissance monstrueuse, bien trop monstrueuse pour qu'il ait à se cacher.

Plus son masque tombait et plus son visage devenait celui d'un illustre inconnu. Il n'y avait qu'une solution pour mettre fin à tous ces doutes, une seule : aller à sa rencontre.

Une fois en face de la taverne, le chef de la Révolution autorisa son chauffeur à prendre congé, en le payant grassement et le remerciant pour tous ses services. Il le quitta en le saluant de la main et en accompagnant son départ d'un regard bienveillant, qu'il lui porta jusqu'à ce que ce dernier s'enfonce dans les profonds circuits de la ville.

La lueur de son iris changea aussitôt qu'il se retourna vers la grande enseigne. Ni une, ni deux, il poussa la porte et les gonds tournèrent dans un grincement criard qui annonça sa venue, à la manière dont les hérauts présentaient leur roi. La lumière de la ville s'invita dans la pièce, alors que Clarence s'avançait dans la taverne, en y inspectant chaque recoin.

Un rictus vint imager le paradoxal mélange d'émotions, entre déception et enchantement, dont il fut épris lorsqu'il s'aperçût qu'il avait pêché un bien plus gros poisson qu'il ne l'espérait, mais que ce n'était pas le bon.

Marco Zapata, le Dragon Rouge... était finalement le mutilé que l'Estropié avait détecté. La première question qui vint à l'esprit de Clarence fut celle-ci : Qu'est-ce qu'un Empereur Pirate peut bien faire ici, dans un bar miteux de Water Seven, sans équipage ?

Un trop plein de fatigue poussa le chef de la Révolution à stopper ses recherches pour s'arrêter prendre un verre, ou plusieurs, dans ce bistrot qui attirait les légendes.

« - Disposez-moi quelques sucres et servez-moi une bouteille de bénédictine, s'il-vous-plaît. » demanda Clarence au tavernier, en lançant, pour la troisième fois de la journée, un sac rempli de pièces d'or sur le comptoir.

Arrêté à quelques mètres du comptoir en attendant sa commande, il fixait avec une concentration particulière l'escargocaméra qui diffusait les actualités. Un communiqué de presse commença à évoquer l'épisode d'Impel Down et à diffuser la prime de tous les pirates qui avaient participé à l'évènement, avant de terminer par le clou du spectacle... l'ennemi publique numéro un, l'homme qui valait deux milliards de berrys : Clarence D. Montmerry.

Les chuchotements bruissèrent à travers la salle, mais le principal intéressé ne broncha pas. Les mains jointes, il attendait que sa boisson lui soit servie. La suite n'attendait que d'être écrite.

La retombée médiatique qui avait suivi les événements de la prison sous-marine d'Impel Down desservait les intérêts de la Révolution, qui se disait secrète. Dans sa conception stratégique, l'attaque devait être efficace, rapide, certes, mais par dessus tout discrète. C'était visiblement sans compter sur l’exubérance de l'empereur-pirate Raza Hagane et de ses flottes.

Sur terre et sur mer, les vocalises de la voix publique s'étaient réverbérées avec un trop lourd écho et la rumeur, cette vérité enguenillée de mensonges, s'était promenée à travers le monde, de bouche à oreille, comme le soupir d'un bruit qui accompagne le vent.

La monotonie était le silence de l'action et le peuple en avait une sainte horreur, c'est pourquoi le moindre son les émerveillait. Pour eux, le plus important était d'être bercé.
Prendre le recul suffisant pour démêler le vrai du faux, l'information de la désinformation, était donc devenu une tâche subsidiaire que beaucoup de gens n'hésitaient pas à négliger quand ils allaient aux nouvelles.

Les faits étaient là : la société était préoccupée par l'actualité.
Seulement, voir les hommes courir désespérément après les informations était aussi rassurant qu'inquiétant. L'humanité toute entière souhaitait un changement, quoiqu'il en soit et quoiqu'il en coûte, et cela, Clarence le remarqua très tôt.

Pourtant, le problème restait le même : ils étaient tous esclaves de cet espoir, nourris au compte-goutte par la main du désir et enchaînés par l'illusion de leur impuissance. Ils n'avaient pas compris une chose : c'était qu'au lieu de se demander qui allait changer le monde et quand allait-il le faire, pourquoi ne se demandaient-ils pas tout simplement comment pouvaient-ils y parvenir eux-mêmes ?
Ils ne se posaient pas les bonnes questions, pas encore.
Pour se lever de sa chaise de spectateur et devenir l'acteur de sa propre vie, il suffisait de le décider.

N'importe qui pouvait, un jour, se réveiller en se disant « Aujourd'hui, je vais refuser le poisson qu'on m'offre et je vais apprendre à pêcher ! ».
En effet, peu de personnes osaient se le rappeler, mais les révolutionnaires qui faisaient la une des journaux n'étaient à la base que de simples citoyens, comme eux, qui, arme en main et livre en poche, avaient décidé de devenir le changement qu'ils voulaient dans le monde.

Cette exposition avait éveillé l'intérêt de Clarence pour les bulletins d'information télévisuels, une partie de l'actualité qu'il méprisait totalement jusqu'à présent et ce, pour la simple et bonne raison que ses espions et ses messagers lui fournissaient une actualité bien plus vraie et bien plus vive. Toutefois, à partir du moment où les agissements de son mouvement étaient portées à l'attention des médias et qu'une image de la Révolution commençait à se dessiner petit à petit, il devenait difficile pour Clarence de se désintéresser des propos qui se disaient à ce sujet.

Ce fut exactement pour cela que le regard de l'Estropié s'arrêta pendant de longues minutes sur l'écran qui diffusait la dépêche, écoutant d'une oreille attentive chaque mot prononcé par le correspondant. Cette concentration fut alors partagée par tous les ivrognes de la taverne, qui, dans une caricature de calme et de tranquillité, ne se privèrent pas de commenter certaines scènes.

Le cafetier, bien que les mains plongées dans un évier rempli de vaisselles, vraisemblablement occupé à nettoyer une assiette et un verre pour son nouveau client, levait sa tête également pour jeter des coups d’œil discrets aux nouvelles.

Lorsque le communiqué officiel se termina par une allocution du journaliste sur l'alliance entre l'un des quatre empereurs-pirates, Raza Hagane, et le mouvement révolutionnaire, des chuchotements timides, mais nombreux, gagnèrent la salle et enveloppèrent le bruit du petit écran. Après tout, avec la présence de cet autre empereur, Marco Zapata, dans la pièce, il y avait de quoi jaser.

Quelques secondes après la fin de la dépêche, le grand pirate se tourna vers Clarence, le visage grave, la bouche grasse, les pommettes rouges, et lui adressa la parole : «  Il y en a toujours que pour lui, hein... Foutu Raza ! Pour ne rien arranger, il était accompagné des révolutionnaires, toujours à sortir les armes à la moindre occasion. Mais bon, les ennemis de mes ennemis sont nos amis, n'est-ce pas? »

Le rythme discontinu de l'ambiance dans ce bistrot n'était pas sans rappeler celui d'une symphonie, dirigée par un remuant chef d'orchestre. Les discussions entre les buveurs s'arrêtaient, puis reprenaient. Ils alternaient avec tempo entre parole et mutisme, gesticulation et inertie.

À la fin de la phrase agacée de l'homme que l'on surnommait le Dragon Rouge, le mutisme et l'inertie gagnèrent encore une fois la salle, si bien que même le tavernier qui avait entrepris une marche jusqu'au comptoir, plateau en main, pour venir servir Clarence se stoppa net, comme immobilisé par un sortilège.

Les yeux de l'Estropié tombèrent sur son interlocuteur, puis sans mot dire, il tourna sa tête vers le serveur, pétrifié par la pression, et lui adressa un signe de la main qui l'invitait à s'approcher. Après une bruyante déglutition d'embarras, il s’exécuta et avança d'un pas très prudent jusqu'au comptoir où il posa le plateau en étain.

Au moment où il fit léviter discrètement le grand plat jusqu'à ses mains, Clarence entendit un rire tonitruant déchirer la pesanteur qui régnait dans la pièce. Le bruit des esclaffades de son vis-à-vis était semblable à celui d'une foudre qui traversait un ciel calme et sans étoiles : surprenant.

« Les amis vont et viennent, mais les ennemis s'accumulent, c'est pourquoi il est souvent beaucoup plus facile de compter ses ennemis que de compter ses amis... Disons que je ne vais pas faire le choix de la facilité, cette fois-ci. » s'exclama l'handicapé, posant son plateau sur une table non loin du comptoir, qui avait été désertée par des clients il y a peu.

Il retira un par un les éléments du plateau, avec la minutie d'un homme qui aime ce qu'il fait : un sucrier de vermeil, une cuillère à absinthe, deux verres et un magnifique clavelin aux épaules tombantes et au corps droit dans lequel était contenu de la bénédictine.  

Versant l'élixir de santé dans son verre avec la main légère, il continua à répondre : « Une question me tourmente. Qu'est-ce qu'un Yonkou, comme vous, fait dans un endroit comme celui-ci : un bar de la ville basse de Water Seven, qui plus est, à cette heure-ci... Alors que le gouvernement mondial s'active dans le nouveau monde et que la dynastie d'Ouroboros empiète petit à petit sur votre territoire ? »

Il dégusta l'alcool, gardant les yeux fermés jusqu'à la fin de son gobelet, puis croqua le sucre qu'il avait trempé dans la bénédictine. Le cul du récipient heurta la table, accompagné par le bras lâche et détendu de Clarence.

Il contempla le soleil qui, dans une explosion de lumière, cria « bonjour ! », perçant de ses rayons ardents, les carreaux, les vitres et les petites interstices. Beau, blanc et frais, il semblait avoir atteint son zénith. Le pendule, installé au fond de la pièce qui se vidait peu à peu, sonna les dix coups du matin.

Au fond de lui, il espérait trouver cet enfant et paradoxalement, plus il buvait pour oublier, plus l'alcool lui criait une vérité qu'il ne voulait pas entendre : l'enfant du destin courait toujours...

C'était une longue journée qui démarrait, très longue, et il suffisait de le mesurer à l'aune de cette rencontre.